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Leçons de vie
Le feu de la forge avait ensorcelé Hoole. Chaque fois qu’il revoyait la mystérieuse image à la lisière des flammes, son gésier se serrait. Elle grandissait un peu plus chaque jour. Il distinguait à présent un oiseau, assez semblable à une chouette, à ceci près qu’il semblait voler de guingois. Sans qu’il puisse se l’expliquer, son gésier se gonflait du désir de rencontrer cette créature.
C’est à cette époque que les points d’interrogation commencèrent à se bousculer dans sa tête. Malgré son affection pour Grank et Theo, il hésitait à se confier à eux. Il craignait de les perturber – surtout Grank. Souvent, alors qu’une question lui brûlait le bec, il décidait de la garder pour lui. Il ne savait pas comment la formuler. Tout comme pour décrire sa vision dans le feu, les mots lui manquaient. Ils bourdonnaient à la frange de sa conscience sans qu’il parvienne à les saisir.
Frère Berwyck multipliait les visites de courtoisie et les invitations à la retraite. Grank trouvait toujours un prétexte pour ne pas y aller. En revanche, il encouragea le poussin à fréquenter Berwyck. Sa compagnie ne pouvait être qu’une source d’enrichissement pour un futur roi. D’abord, la nature tolérante et généreuse des chouettes boréales plaidait en sa faveur. Ensuite, frère Berwyck, comme tous les glauciscains, consacrait l’essentiel de son temps à l’étude. Enfin, Grank lui était reconnaissant de respecter son tempérament solitaire, son désir de rester à l’écart. Bien qu’il ne lui en ait jamais parlé, Berwyck avait apparemment compris de lui-même qu’il préférait préserver le secret quant à leur présence sur l’île.
Un jour, il conduisit Hoole dans une crique. Avec l’arrivée du printemps et la fonte des glaces, la mer Tume était devenue un véritable paradis pour hiboux pêcheurs. Bizarrement, le nyctale boréal avait développé un goût prononcé pour le poisson. Il avait promis à Hoole de lui apprendre à pêcher et le jeune prince se réjouissait à l’avance de cette nouvelle activité amusante.
Le N’yrthghar resplendissait en cette saison, surtout la région de la mer Tume. Grank l’avait d’ailleurs surnommée la « mer Veille ». La terre se libérait de la glace et des fleurs sauvages poussaient entre les rares congères. De petites fleurs étoilées jaune vif, des lis des glaciers, pointaient, ainsi que de minuscules boutons roses connus sous le nom de « larmes de Glaucis ». Le paysage se couvrait d’herbes odorantes et de mousses soyeuses. Le gibier abondait, même si les proies étaient encore un peu maigrichonnes après plusieurs cycles lunaires de froid rigoureux.
Par une belle soirée printanière, Hoole prit sa première leçon de pêche. Berwyck guidait ses gestes depuis la branche d’un aune.
— C’est ça, Hoole. Quand tu plonges en spirale pour fendre la surface de l’eau, n’oublie pas de plaquer tes ailes contre ton corps. Tu dois adopter une ligne aussi aérodynamique et affûtée que possible. Imagine que tu te transformes en épée de glace.
Hoole sentit les flots s’écarter au point d’impact. Des bulles argentées passèrent de chaque côté de sa tête. Il avait l’impression de nager à travers une nuit étoilée. Sa troisième paupière s’abaissa par réflexe afin de protéger ses yeux de l’eau et des débris qu’elle pouvait transporter, comme pendant les tempêtes. Lorsqu’un petit guppy zigzagua près de lui, il devina exactement sa trajectoire. En réalité, il se mit à penser en poisson ; il devint poisson. Finalement, il se dit qu’il n’y avait pas de grandes différences entre nager et voler. Les vagues lui rappelaient les brises sur lesquelles il se laissait porter. Pour tourner, le poisson se servait de sa nageoire caudale en guise de gouvernail ; Hoole faisait de même avec sa queue. Pour reculer, il imita avec ses ailes les mouvements des nageoires du guppy Cela lui parut tout naturel. Si naturel qu’il crut bon de vérifier que ses plumes et ses serres étaient encore là. Puis, sans réfléchir, il tendit les deux pattes et, d’un geste vif, saisit sa proie. Gagné ! Il fonça hors de l’eau avec le guppy coloré frétillant entre ses griffes et le déposa devant son professeur.
— Bravo ! Tu es doué !
Voyant que Hoole se tortillait, hésitant, Berwyck ajouta :
— Tu connais la règle, mon garçon. Maintenant que tu l’as attrapé, tu dois le manger ! on n’attrape pas un animal seulement pour le sport.
— Oui, frère Berwyck.
— Assomme-le pour mettre un terme à ses souffrances… et aussi pour éviter qu’il ne fasse des saltos dans ton estomac. Les écailles sont rêches, tu sais, surtout celles de la queue.
Hoole tua le poisson du premier coup et l’examina quelques secondes.
— Joli, hein ? s’exclama Berwyck.
Le guppy s’était paré de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ses écailles argentées et bleues se moiraient de reflets roses, dorés, violets et verts. Comment la mort pouvait-elle créer tant de beauté ? Hoole cligna des yeux et goba le poisson.
— Berwyck…, commença-t-il lentement.
Frère Berwyck observa le poussin avec attention. À l’évidence, des questions délicates se bousculaient dans l’esprit incroyablement vif de cette jeune chouette.
— Berwyck, comment suis-je venu au monde ?
— Hein ?
Il s’attendait à une question essentielle : eh bien, il n’était pas déçu !
— Tu as éclos, Hoole. Tu es sorti d’un œuf.
— Mais qu’y avait-il avant ? D’où est-il venu ? C’est oncle Grank qui l’a fabriqué ?
— Non, non. Il… euh… enfin… il faut être deux pour fabriquer un œuf.
— Deux ? D’accord. Mais qui, alors ?
— Un mâle et une femelle.
— Mâle ? Femelle ? répéta Hoole qui entendait ces mots pour la première fois.
— Oui. Toi, par exemple, tu es un mâle.
— Et toi ?
— Moi aussi, de même que ton oncle Grank et Theo.
— Est-ce que j’ai déjà rencontré une femelle ?
— Pas à ma connaissance.
— Si, répliqua Hoole d’un ton assuré. Je crois que si.
— Vraiment ? Où ? Quand ?
Le poussin garda le secret sur sa vision dans le feu.
— Je ne peux pas l’expliquer, pourtant j’en suis sûr… Je l’ai vue. Elle est près d’ici.
Berwyck allait de surprise en ébahissement. Sans penser à mal, il finit par lâcher :
— Je crois que ta maman est morte et que tu es orphelin, mon petit.
Hoole entra dans une colère terrible.
— Morte, comme ce poisson ? Non, JAMAIS ! Elle n’est PAS morte. J’ai une maman. Quelque part j’ai une MAMAN !
« Oh ! Grand Glaucis ! J’aurais mieux fait de me taire ! » songea le frère glauciscain. Hoole chancelait, comme vidé de ses forces. Au bout d’un moment, il se ressaisit et se redressa de toute sa hauteur. D’une voix tremblante, il affirma :
— J’ai une maman, et je l’aime, Berwyck. Enfin… j’aime aussi oncle Grank et Theo. Mais j’adore ma maman. Ne leur dis pas. S’il te plaît, s’il te plaît ! Ne leur dis pas que je l’aime plus fort qu’eux.
— Je te le promets, mon enfant. Mais… Hoole… on n’aime jamais trop, ni trop de monde. Crois-moi, il y a assez de place dans ton cœur pour ceux que tu aimes.
Berwyck s’était souvent interrogé sur les origines du poussin, sans jamais oser poser de question. Sa façon de se tenir, de voler, un petit je-ne-sais-quoi dans ses yeux semblaient indiquer une haute naissance. Fidèle à sa parole, cependant, il tint sa langue sur leur conversation.
Depuis ce jour, Hoole parut à tous plus calme et plus songeur, sans être morose pour autant. Grank et Theo remarquèrent ce profond changement. Par discrétion, ils ne firent aucune réflexion.
Grank avait prévu de quitter l’île pour Par-Delà le Par-Delà avant la fin de l’été. La saison serait idéale pour voyager ; les catabatiques auraient cessé de souffler et le N’yrthnookah ne serait pas encore levé. En attendant d’être assez fort pour entreprendre ce grand voyage, le poussin continua ses leçons de pêche avec Berwyck. Il finit par apprécier le poisson, particulièrement les anchois qui nageaient près de la surface. Il regrettait juste qu’ils soient aussi faciles à attraper. Hoole aimait relever des défis.
Un jour, étonné par le manque d’entrain du frère glauciscain, il demanda :
— Quelque chose ne va pas, Berwyck ?
— Non, tout va bien. Mais j’ai quelque chose à t’annoncer. Une nouvelle que tu auras peut-être du mal à comprendre.
— Comme la différence entre mâle et femelle ?
Berwyck chuinta.
— Dans mon souvenir, tu as saisi la distinction assez vite, mon garçon !
— Plus ou moins…
En réalité, des tas de questions lui brûlaient encore le bec à ce sujet.
— Hoole, je vais devoir m’absenter quelque temps.
— Où ça ? Pourquoi ?
— Cela fait partie de mes obligations de frère glauciscain. Nous sommes tous tenus d’accomplir ce que nous appelons un « pèlerinage ». Parfois, nous devenons des pèlerins.
— Des pèlerins ? Alors ça veut dire que vous n’êtes plus ni mâle ni femelle ?
— Oh. Grand Glaucis, non ! Le pèlerin est un voyageur. Nous partons aider les autres.
— Qui ?
— On ne le sait pas à l’avance. Nous finissons toujours par rencontrer des créatures dans le besoin.
— Oh, fit Hoole, confus. Tu reviendras ? Est-ce que je te reverrai ?
— Oui, je reviendrai. Et si tu es encore sur cette île, nous nous reverrons.
— Tu vas beaucoup me manquer, frère Berwyck. Avec qui vais-je pêcher maintenant ?
— Tu pourrais apprendre à Theo.
— Oui, mais ce ne sera pas pareil.
— Rien n’est jamais pareil, Hoole. Tout change. Ainsi va la vie.